BONNE RETRAITE
Tu t’en vas et
ton départ fera un grand trou qui ne sera jamais comblé. D’ailleurs comment
remplace-t-on du vide et comment ferait-on pour recruter une personne possédant
ne serait-ce que la moitié de ta vacuité.
Près de dix
ans que je travaille avec toi, ce serait méchante ironie d’écrire que nous
travaillons ensemble, jamais je ne te l’ai dit parce que je sais que tu as
développé des compétences que je n’aurai jamais et dont il convient de se
méfier mais, chère collègue, ce soir j’ose ne pas te le dire en face je t’abhorre depuis longtemps, silencieux dans
l’ombre de ton néant.
D’abord, laisses-moi
te dire que je n’envie pas ton art de ne
rien faire en faisant accroire que tu es débordée, laisses-moi te dire que ta
malveillance tranquille ne m’a jamais
dupé, toi dont les seules paroles que j’ai entendues dans nos réunions de
service furent des hochements de tête de haut en bas quand il fallait bien montrer ton
approbation , de gauche à droite quand il fallait marquer la plus saine des
réprobations, voire ton indignation soulignée par des jeux de sourcils du plus
bel effet et en dix ans jamais tu ne t’es trompée, les responsables de service
ne sont succédé et jamais tu n’a commis une seule erreur , experte que tu es dans l’art de servir ce que
l’autre attend, je te reconnais chère collègue ce talent que je me réjouis de
ne pas posséder.
Secrètement je
t’admirais quand, piètre tâcheron j’ahanais pendant des heures sur les dossiers
que j’allais présenter devant telle commission, tandis que je te voyais,
admirable de célérité feuilleter, comme on tourne les pages d’un magazine , tes
quelques cinquante dossiers, dix minutes plus tard, tu rangeais soigneusement
la vie de ces gens dans ta sacoche en cuir et partait sereine et tranquille ne
pas les défendre en toute impunité et bonne conscience.
C’est sans
doute ce même remarquable esprit de synthèse qui te permet de recevoir quinze
personnes là où j’en écoute sept ou huit en trouvant encore que je ne leur ai
pas assez consacré de temps. Sans doute aussi que ces personnes là comprennent
vite que l’entretien est clos tant tu excelles dans l’art de fermer portes et
fenêtres, toi qui des trémolos dans l’œil et la voix humide clame en toute
indécence comme tu aimes les entretiens difficiles quand il y a de la souffrance,
du malheur, toi pour qui l’autre n’existe pas, toi qui a sans doute oublié
jusqu’à l’existence du mot empathie. Pour avoir, chère collègue, une chance de
pénétrer le monde intérieur de l’autre, encore faut-il que cet autre existe.
Il faut aussi
que je t’avoue que me manquera ce spectacle de ta gentillesse obséquieuse,
quand sourire mielleux , paroles sucrées , tu condescendais à me solliciter avec
toujours cette même entame que je connaissais par cœur « Dis Loïc, toi qui
sais tout.. » Ce que je sais, c’est que désormais plus personne ne me le
dira de cette manière là.
Enfin, je dois
te remercier de m’avoir mis sous les yeux pendant toutes ces années la
caricature de ce que jamais je ne voudrais devenir, de m’avoir sans cesse
démontré ce que peut produire ce métier quand on a abandonné toute exigence, quand
on a arrêté d’écouter , quand on a arrêté de regarder,quand on a renoncé tout
simplement et si jamais un jour je sens que je relâche un peu l’effort, alors
je me souviendrai de toi et je redresserai la tête, toujours convaincu que je
peux changer quelque chose. C’est l’essence
même de notre métier, il faut croire qu’il y a bien longtemps que tu n’avais pas
fait le plein.